233. Paris Montmartre
Le Moulin de la Galette – Vue Générale
éditeur C.M
Dos séparé – circulé à découvert en 1909
§
Le XIXe siècle voit le déclin des moulins à vent, sous l’effet de la concurrence des minoteries, entreprises de plus grandes dimensions, dans lesquelles les meules étaient mues par des machines à vapeur.
Les moulins de Montmartre disparaissent les uns après les autres. En 1854, il n’en reste que deux : le Blutefin et le Radet, appartenant tous deux à la famille Debray.
Mais ces deux-là vont bientôt cesser de moudre des grains. Les Debray ont senti le vent, si l’on peut dire, et misé très tôt sur le développement du cabaret. Dès le début du XIXe siècle, une grande pancarte a été installée devant le Blutefin, rue Girardon (à l’endroit où se trouve
actuellement le Ciné-13-Théâtre) : Moulin de la Galette, reprenant un surnom en usage depuis quelque temps. Mais cette expression n’est en fait rien d’autre qu’une enseigne pour un établissement où l’on peut boire et manger.
En 1834, les Debray déplacent le moulin Radet pour l’amener à son emplacement actuel, au-dessus de la rue Lepic, et ainsi le rapprocher du Blutefin, afin de rassembler leurs propriétés.
Si l’on en croit des gravures de l’époque, on le déplace d’un seul bloc en le faisant rouler sur des madriers.
Un peu avant 1870, entre les deux moulins, une grande salle de bal couverte est bâtie : c’est le Bal du Moulin de la Galette. Il attire la foule. Il y a deux entrées, l’une rue Lepic, côté Radet, l’autre rue Girardon, côté Blutefin.
Un tableau de Renoir, de 1876 (actuellement au Musée d’Orsay), a immortalisé ce bal sous des couleurs riantes : c’est l’été, on distingue au fond la grande baraque couverte ; dans les jardins, des jeunes femmes en jolies robes dansent, sous les globes des lampadaires à gaz, avec des jeunes gens en canotier, employés, artistes…
D’autres personnes ont donné du bal du Moulin de la Galette une image plus noire. Il aurait été un repaire de mauvais garçons, de souteneurs venus y recruter leurs proies, et de filles naïves prêtes à sombrer dans la débauche. Le chansonnier montmartrois Xanrof y fait écho dans A la Galette (publié dans son recueil Chansons sans géne en 1892):
«C’est le refug’de la candeur. /Plutôt qu ‘d’aller au Sacré-Coeur, /mamans, conduisez vos fillettes / à la Galette. (…) Y a des r’présentants d’plus d’un art, /et l’on recueill’ pour la plupart /les habitués d’laP’tite Roquette /à la Galette»
(Allusion à la prison de la Petite Roquette.) Mais tel était le lot de tous les bals populaires : les gens de la bonne société les considéraient avec mépris. On a dépeint sous les mêmes couleurs sombres l’Elysée-Montmartre, la Reine-Blanche (qui précéda le Moulin-Rouge sur la place Blanche), la Boule-Noire sur le boulevard de Rochechouart, les guinguettes des bords de Marne ou de Robinson…
Pour faire la publicité de leur bal, les héritiers Debray lui fabriquent un passé romanesque. Ils affirment que leur « Moulin de la Galette » est né en 1292, qu’Etienne Marcel et Henri IV y sont passés… Tout cela est faux. Mais l’invention la plus rocambolesque se situe en 1814.
Cette année-là, Napoléon ler, après avoir conquis toute l’Europe, était défait : les troupes prussiennes, autrichiennes et russes avaient envahi la France et assiégèrent Paris. Selon les Debray, des batteries de canon auraient, en ces jours de 1814, été installées au Moulin dè la Galette, dirigées contre les troupes russes qui occupaient la plaine de Saint-Denis. Et l’état-major français, dirigé par Joseph, frère de Napoléon, se serait réuni au premier étage du moulin,observant de là les mouvements de l’ennemi.
Il suffit de considérer les dimensions et la position du Blutefin (et du Radet) pour voir à quel point c’est invraisemblable. En réalité, Joseph Bonaparte et son état-major s’étaient réunis dans un bâtiment bien plus vaste, au Château Rouge, rue de Clignancourt, et si des canons avaient été postés devant un moulin, c’était au moulin de la Lancette, plus à l’Est, mieux situé pour cela.
Plus fort : la légende raconte que, lorsque les Russes parvinrent au sommet de la Butte, ils se trouvèrent face aux quatre frères Debray qui résistèrent héroïquement et furent massacrés. Que les Cosaques coupèrent en quatre le corps de Pierre-Charles, l’aîné, propriétaire du moulin, et accrochèrent les morceaux aux ailes du moulin. Que plus tard, à la nuit, sa veuve décrocha ces restes sanglants et les enterra pieusement dans le cimetière de l’église Saint-Pierre.
… et une vérité plus prosaïque
Ce récit macabre a été repris par des historiens de Montmartre, ou pseudo-historiens. Or, André Maillard a établi qu’un rapport rédigé à l’époque par l’adjoint au maire ne signale que deux personnes tuées ce jour-là par les Russes au sommet de la Butte. L’un est un soldat, un canonnier.
L’autre, Pierre-Charles Debray, a été tué dans sa maison, près du Moulin Vieux, de nuit, probablement par des pillards. Sa prétendue veuve aurait été bien incapable de l’enterrer, puisqu’elle était morte elle-même deux ans auparavant.
Aucun autre habitant de Montmartre ne fut signalé décédé ce 30 mars 1814.
Après la guerre de 1914-1918, le bal du Moulin de la Galette cessa son activité. Un Théâtre du Tertre le remplaça, il servait aussi à ‘occasion pour des noces et banquets. Après la guerre de 39-45, il fut un éphémère studio de télévision. Un restaurant du Moulin de la Galette
fut construit rue Lepic, sous le Radet.
En 1977, le promoteur Henri Morvan racheta les terrains de la famille Debray et y construisit la résidence de standing qui s’y trouve aujourd’hui – mais conserva les deux moulins.
•
Texte de Noël Menier / 18éme du mois